L’ECLATANTE CRITIQUE DU TERRORISME BLANC
A la Comédie, Denis Maillefer empoigne la violence de Crimp dans une mise en scène nette et coupante. Critique.
Une résidence aseptisée dans la périphérie d’un aéroport. Intérieur lumineux, presque vide entre les murs gris, le sol blanc et des parois translucides. Trois écrans de télévision disposés à distance affichent l’image d’un général de guerre. C’est de cette villa aux apparences si nettes que les personnages de Martin Crimp vont s’enliser dans les eaux du terrorisme blanc. Tendre et cruel, écrite après le 11 septembre, stigmatise en effet la chasse au terrorisme, son hypocrisie criante, et dénonce, dans un même élan, les violences de l’intime. Ce soir de première, à la Comédie, la mise en scène de Denis Maillefer mêlait, avec une force égale, le souci esthétique et le lien pointu avec l’actualité.
Pour saisir le tragique de ce monde contemporain, Crimp est remonté aux sources, Tendre et cruel étant une version modernisée des Tracchiniennes de Sophocle, ce récit raconté en début de pièce, qui sonne comme un triste présage. Déjanire, apprenant que son mari Héraclès vient de raser une ville pour conquérir une jeune fille, lui envoie dans une tunique ce qu’elle croit être un philtre d’amour pour le ramener à elle. Elle a été trompée, ce liquide n’est que poison, son homme en meurt.
Dans cet appartement épuré et high-tech, c’est Amelia qui attend des nouvelles de son mari, un général envoyé à l’autre bout du monde pour éradiquer le terrorisme. Massée par sa physiothérapeute, épilée par son esthéticienne, la vie d’Amélia crie d’ironie entre le confort et les mouvements lisses et fluides de son entourage. Son mari est accusé de crimes de guerre? Elle continue d’embrasser son image, envoie son fils à sa recherche, autoritaire et enfantine à la fois. Elle accepte auprès d’elle la maîtresse de son mari, tremble devant le fils qui revient des zones de conflit avec la haine au ventre.
Le bruit des avions
A mesure que la tension monte dans cette demeure oû se concentrent les violences privées et tous les massacres des villes pulvérisées au nom de la lutte antiterroriste, le bruit des avions devient de plus en plus oppressant. Quand les réacteurs couvrent les paroles, les phrases sont projetées sur la paroi du fond.
Les mots tranchent dans les chairs, ici on écrase une orange, là on casse un verre dans son poing. Denis Maillefer maîtrise avec grand art cet état de tension extrême, tout en l’enrichissant par moments d’éclats de tendresse ou de cynisme grinçant, de sorte que l’ensemble acquiert une formidable épaisseur.
Quant à la performance des dix comédiens, elle est tout simplement remarquable, chacun amenant une tonalité, un univers fort et subtil à la fois : l’Allemande Michaela Steiger excelle en Amélia dans un mélange prenant d’inquiétude et d’insouciance, Mathieu Sesseli est percutant en fils tendre et vengeur, Pierre Mifsud est irrésistible en conseiller diplomatique hautain et persifleur, et Nicolas Rossier des plus touchants en général blessé et au cerveau égaré. Tendre et cruel, oui, mais aussi vibrant, éclatant et poignant.
Anne-Sylvie Sprenger, 24 HEURES, vendredi 10 mars 2006
L’ETAT DE CHOC SELON MARTIN CRIMP
A la Comédie de Genève, Denis Maillefer révèle un grand texte tragique
Pourquoi Martin Crimp, 50 ans, fascine-t-il autant l’Europe théâtrale? Parce que cet Anglais investit notre époque, celle du fait divers dans un HLM londonien (Getting Attention, le mois passé au Théâtre de Vidy), celle qui laisse des traces de sang dans les livres d’histoire. Parce qu’il sonde nos inconscients malfaisants sans jamais crier : « Eurêka! » Démonstration passionnante à la Comédie de Genève: Tendre et cruel, pièce montée par Denis Maillefer qui projette dans les coulisses de l’enfer balkanique. Nous voici en compagnie de Madame la générale (incarnée par l’Allemande Michaela Steiger) et de sa suite qui attendent Monsieur, suspect de crime de guerre.
Créée à Vienne par Luc Bondy en mai 2004, l’oeuvre ébranle. Elle a l’intelligence de ne pas condamner, mais de faire parler, quitte à ce qu’elle bégaie, la tribu d’un général qui évoque Mladic et l’hellénique Héraclès, héros bientôt parias. Elle a l’audace aussi d’adopter le point de vue forcément douteux d’Amelia, l’épouse-mère qui brûle de revoir son homme qui est peut-être un monstre. Et elle pose ainsi ces questions qui sont au coeur de la tragédie archaïque: comment survit-on à l’abîme, lorsque la vérité éclate au visage comme un obus? Que peut l’amour d’une femme quand son mari et son fils paraissent jouir de dégainer à tout bout de champ ?
Le sujet est moral. Et il n’y a pas de réponse tranchée, bien sûr. Hanté par les paroles venues du bord de la tombe, le Vaudois Denis Maillefer a naguère donné à entendre les rescapés de Tchernobyl dans La Supplication. Avec Tendre et cruel, il s’intéresse aux rescapés de l’autre camp – des puissants terrassés -, mais continue d’explorer une sphère traumatique. Son spectacle, c’est sa beauté trouble, porte cette marque-là: tout paraît se jouer dans une irréalité qui est celle qui suit le choc ou le précède immédiatement. Denis Maillefer injecte ainsi dans le drame ses musiques voluptueusement désenchantées, mais aussi, via des téléviseurs, des images iréniques, rouges coquelicot parfois. Ce sont autant de piqûres de morphine. L’esthétique comme analgésique. Telle est la modernité de ce traitement.
De la pièce au spectacle, tout procède par déplacement. A l’origine de Tendre et cruel, Les Trachiniennes de Sophocle. Martin Crimp transfère à notre époque la folie d’Héraclès, époux de Déjanire jeté hors de lui par une jeune femme qu’il aime. C’est sa toile de fond. Le miroir où se mesure la défaillance des avatars contemporains de Déjanire et Héraclès: Amelia et le général flottent dans leur mare de détresse, pantins suintant le doute. Plus de dieux. Juste les caprices de l’opinion qui sacre et destitue les héros.
Sur scène, pas de fureur, donc. Pas de larmes. Sur une chaise design, Amelia en jean s’abandonne aux manucures. C’est une bourgeoise qui bourdonne ses angoisses dans un centre de wellness. Derrière elle, dans un vaste hall de palais stalinien, Pierre Mifsud compose un ministre hilarant de cynisme feutré:lui repondira. Amelia, elle, s’offre un nettoyage de peau.
La tragédie, donc, mais en différé. C’est dans le texte. Mais l’autre soir, Michaela Steiger peinait à incarner cette étrangeté cotonneuse. Son personne d’épouse déchirée entre l’effroi et l’espoir porte la charge dramatique de la pièce. On devrait défaillir avec elle. Mais encombrée par une gestuelle démonstrative, la comédienne ne suscite pas ce mouvement.
Le trouble tragique, c’est Nicolas Rossier qui l’assume, timbre fêlé, dans le rôle du général châtré. Sous perfusion, dans un survêtement Adidas, il promène sa poche d’urine. Il se vide, bégaie ses gammes d’Héraclès désaxé. Il est haïssable. On le cognerait. Mais on l’aiderait aussi à se relever. Il est notre part abjecte, « ce quelque chose à l’intérieur » qui menace de remonter. Martin Crimp extirpe l’enfer que chacun porte en soi. C’est pour ça qu’il fascine autant.
Alexandre Demidoff, LE TEMPS, vendredi 10 mars 2006